Chapitre 10

Pour les Londoniens, la journée devint vite « le lundi noir ». Les nouvelles se succédèrent toute la journée à intervalles réguliers. Des nouvelles horribles : carnage, mutilation, mort. La tragédie du métro fut, par l’ampleur, la première catastrophe. Celle de l’école fut loin d’être la seconde. Les morts survinrent souvent dans des conditions bizarres : celle de l’homme qui, voulant sortir sa voiture, trouva son box grouillant de vermine ; celle du bébé abandonné au soleil dans son berceau et souriant aux créatures noires qui n’allaient pas tarder à le dévorer ; celle du prêtre faisant ses dévotions du matin dans son église déserte ; celle des deux électriciens occupés à refaire l’installation électrique d’une maison ancienne ; celle de la retraitée ouvrant sa porte pour prendre ses bouteilles de lait ; celle aussi de l’éboueur retirant le couvercle d’une poubelle pour la trouver pleine de rats.

Il y eut aussi quelques miraculés, des gens, surtout des enfants, qui se retrouvèrent entourés d’une foule de rats et s’en tirèrent indemnes, sans qu’on puisse nullement expliquer le phénomène. Pourquoi les rongeurs les avaient-ils épargnés ? Quelques autres ne durent leur salut qu’à la rapidité de leurs réflexes, telle cette ménagère qui, trouvant sa maison envahie, sauta par la fenêtre et s’en tira avec quelques contusions. Ou encore ce livreur qui repoussa les rats à coups de bouteilles de lait.

A Stepney, le quartier où la plupart des attaques avaient eu lieu, les gens vivaient dans la terreur. Et aussi dans la colère. Ils faisaient porter la responsabilité de la situation aux autorités locales qui n’avaient jamais veillé à ce que les règles les plus élémentaires de l’hygiène soient respectées dans le quartier. Depuis la fin de la guerre, des maisons bombardées n’avaient jamais été déblayées ; des bâtiments vétustes et insalubres, promis à la démolition depuis des années étaient toujours debout  – parfois habités. Les ordures ménagères, les déchets des marchés en plein air, n’étaient jamais enlevés dans les meilleurs délais. Tout cela constituait de véritables nids pour la vermine, des couveuses pour rats. Les autorités locales s’en prirent au gouvernement, laissant entendre que l’enquête entreprise par le ministère de la Santé publique n’avait pas été assez approfondie ; que les crédits alloués à la destruction du fléau avaient été notoirement insuffisants, que le projet avait vite été remisé sans que l’on se fût assuré d’avoir réellement détruit les rongeurs en profondeur. Le gouvernement ordonna une enquête publique qui conclut sans aucune ambiguïté à la responsabilité pleine et entière du sous-secrétaire d’Etat Foskins.

Il accepta les conclusions de l’enquête et offrit sa démission comme on l’attendait de lui. La compagnie Dératiz ne fut pas épargnée non plus par cette vague de critiques. Elle fut accusée de négligence et reçut un blâme public du gouvernement, bien qu’elle plaidât l’innocence, s’étant trouvée confrontée à une espèce nouvelle aux réactions inconnues et imprévisibles. Elle demanda à ce qu’on lui accorde une deuxième chance de régler le problème, pour s’entendre répondre que la totalité des compagnies spécialisées dans ce genre de destruction seraient invitées à coopérer étroitement sous les ordres du gouvernement pour faire face à la situation.

Le problème se politisa rapidement. Les travaillistes proclamèrent que les conservateurs (qui se trouvaient alors au pouvoir) n’avaient jamais réellement pris garde aux conditions de vie de la classe ouvrière et avaient négligé la réhabilitation des quartiers déshérités, laissant les rebuts et la crasse s’accumuler dans les rues et refusant de mettre en œuvre les projets (élaborés par les travaillistes lorsqu’ils étaient au pouvoir, bien sûr) de création et de refonte d’un nouveau système d’égouts pour faire face aux besoins sans cesse croissants de Londres dans ce domaine. Les conservateurs répliquèrent que les conditions de vie des classes laborieuses ne s’étaient pas détériorées du jour au lendemain lorsqu’ils avaient accédé au pouvoir mais avaient largement commencé de se dégrader sous le gouvernement travailliste qui avait précédé le leur. Et d’avancer des statistiques, des chiffres prouvant que, non seulement l’East End, mais encore tous les quartiers défavorisés de la capitale, faisaient l’objet de toute la sollicitude du gouvernement traduite en d’innombrables projets d’aménagement, de construction et de réhabilitation. La guerre avait été déclarée à la pollution. Ah mais !

On ferma provisoirement tout le réseau est du métro, pour procéder à la dératisation complète de tous les tunnels et installations. De toute manière, la plupart des gens évitaient désormais le métro, à l’est comme à l’ouest et les heures de pointe devinrent plus chaotiques encore qu’elles ne l’avaient jamais été. Les dockers se mirent en grève, refusant de travailler en des lieux où il semblait bien que la menace fût la plus forte. Les éboueurs refusèrent de risquer leur vie en enlevant les ordures ménagères qui risquaient d’abriter des rongeurs. Il fallut faire appel à la troupe, car ce n’était vraiment pas le moment de laisser les ordures s’accumuler ! Quant aux égoutiers, ces braves employés municipaux quittèrent tout naturellement le travail et rien ne put  – on le comprend  – les persuader de le reprendre.

Quand le public commença à savoir que la morsure des rats était mortelle, les choses empirèrent encore.

Les habitants des quartiers est de Londres exigèrent leur évacuation immédiate. Le gouvernement multiplia les messages leur demandant de conserver leur calme  – il avait la situation bien en main, toutes les mesures appropriées avaient été prises. Les parents refusèrent d’envoyer leurs enfants à l’école. Souvenir de la dernière guerre, l’évacuation des enfants revint à l’ordre du jour et les bambins se retrouvèrent aux quatre coins du pays. Les caves, les jardins, les greniers, les poubelles débordaient de mort-aux-rats et de poisons divers. Beaucoup de rats ordinaires, de souris, mais aussi de chats, de chiens et d’oiseaux périrent. On se méfiait des restaurants. La plupart des bouchers décidèrent de fermer provisoirement boutique, la pensée de toute cette viande crue qui les entourait devenant soudain par trop inconfortable. Tous les travaux à caractère souterrain furent refusés. De même que tous ceux qui s’effectuaient la nuit.

Les attaques ne s’en poursuivirent pas moins et les gens continuaient de mourir, dévorés ou contaminés.

Alors que les diverses compagnies de dératisation étaient censées travailler la main dans la main, elles essayèrent toutes de trouver la solution pour ridiculiser leurs rivales. Les poisons se révélèrent fort peu efficaces puisqu’il était avéré que les rats géants se nourrissaient surtout de chair humaine et animale. On essaya le fluoroacétate de sodium et le fluoroacétamide, sans plus de succès que les poisons normaux : phosphate de zinc et arsenic.

Comme leur utilisation lors de l’attaque de l’école avait tendu à le prouver, les gaz étaient beaucoup plus efficaces.

Mais il fallait surprendre les rats dans un espace confiné. On en pompa dans les égouts et dans les caves des immeubles anciens mais lorsque des équipes vêtues de combinaisons protectrices spéciales descendirent se rendre compte des résultats elles découvrirent de nombreux cadavres de rats ordinaires mais un très petit nombre de rats géants.

 

Harris regardait fixement par la fenêtre de son appartement quand le téléphone sonna. La sonnerie l’arracha à la contemplation du petit square privé qui s’étendait sous les fenêtres des constructions uniformes dont l’ancienne splendeur Regency commençait de se détériorer vaguement. Il attendait d’être affecté dans une école restée ouverte, maintenant que St Michael et toutes celles du secteur avaient été fermées jusqu’à nouvel ordre. La vue du paisible petit jardin lui apportait toujours une certaine détente, dont il avait particulièrement besoin en l’occurrence, après les événements auxquels il avait participé.

Il alla décrocher.

— Allô, monsieur Harris ? Ici Foskins.

Passé le moment de surprise initial, Harris articula :

— Bonjour. Que puis-je...

Nous nous demandions si vous n’accepteriez pas de nous donner un petit coup de main, mon vieux ?

— Mais...bien sûr, je...

— Il s’agit seulement de quelques questions que l’équipe aurait à vous poser. Pas grand-chose, il ne devrait pas y en avoir pour longtemps. Il se trouve que vous êtes l’une des très rares personnes qui soient entrées en contact avec ces rats tueurs et aient survécu. Si vous pouviez passer, disons : cet après-midi ?...

— Entendu. Mais je vous croyais...

— Démissionnaire ? En surface, mon vieux, en surface. Sacrifié à l’opinion publique. Mais je crains bien que le ministre ne puisse se passer de moi, particulièrement en ce moment. Il ne faut pas croire tout ce qu’on lit dans les journaux. Bon, voici l’adresse à laquelle je désire que vous vous rendiez.

Foskins l’accueillit en personne quand il arriva à l’adresse qu’il lui avait indiquée. Il s’agissait de la mairie de Poplar, un quartier général assez logiquement situé, vu le principal théâtre des opérations. Foskins le conduisit jusqu’à une vaste salle de réunion aux murs couverts de cartes très agrandies de la zone infestée, de diagrammes du métro et du réseau d’égouts, de photos des rats eux-mêmes, entiers ou disséqués ; il y avait même des photos de leurs excréments.

La pièce était aussi animée qu’une ruche mais Foskins le guida jusqu’à une table autour de laquelle un groupe d’hommes était rassemblé pour une discussion calme et apparemment dépourvue de passion.

— Messieurs je vous présente M. Harris, le professeur dont je vous ai parlé, annonça Foskins. Voici notre équipe d’experts. Des chercheurs appartenant aux principales compagnies spécialisées, des biologistes, des hygiénistes de nos propres services, et même deux spécialistes de la guerre chimique !

Harris hocha brièvement du chef en manière de salut.

— Permettez-moi de vous mettre au courant des derniers développements, en suite de quoi nous vous poserons quelques questions, dit Foskins. Nous nous sommes livrés à un examen approfondi de ces monstres et nous ne leur avons rien trouvé de particulièrement anormal, si ce n’est leur taille, bien sûr, et celle, relativement importante, de leur cerveau. Leurs dents sont plus longues, mais seulement à proportion de leur corps. Leurs oreilles, qui frappent, à première vue, par leur longueur, parce qu’elles sont dépourvues de poils sont, en fait, elles aussi, parfaitement proportionnées à leur corps. C’est que le rat noir a normalement les oreilles plus allongées que le rat brun. Ce qui nous amène à un point digne d’intérêt. — Il se tut, le temps de faire signe à Harris de prendre un siège. — Le rat brun semble avoir disparu de Londres. Incapable de grimper aussi bien que le noir, il avait moins de chances de survivre. Le rat noir sait grimper le long de murs et sauter sur des toits, tandis que le brun a eu de plus en plus de mal à accéder aux sources de nourriture. La bataille pour la domination de Londres aura duré des années et, pour finir, le rat noir semble en être sorti totalement vainqueur. Nous n’avons pas trouvé trace d’un seul rat brun, ni même d’excréments de rat brun  – lesquels sont très différents et facilement reconnaissables.

— Il est donc naturel de supposer que l’apparition des rats noirs géants a emporté la décision, intervint l’un des membres du groupe.

— Un peu comme si un petit pays se procurait soudain la bombe H, commenta Foskins. Quoi qu’il en soit, il semble donc qu’ils ont complètement vaincu le rat brun. L’un des plus jeunes membres de l’équipe, - il regardait celui qui venait de prendre la parole, - a donc suggéré de ré-infester Londres d’une multitude de rats bruns, leur donnant l’avantage du nombre, pour qu’ils combattent victorieusement le rat noir. Inutile de dire que nous n’avons nullement l’intention de transformer l’East End en champ clos pour l’affrontement des rongeurs. Les conséquences d’une telle proposition auraient risqué d’être désastreuses.

Le jeune chercheur vira au pourpre et s’absorba dans la contemplation de ses ongles.

— Voici donc notre ennemi, poursuivit Foskins en brandissant une photo très agrandie d’un rat  – mort. Rattus rattus, le rat noir, ou rat des navires. Dans certains pays tropicaux, il existe des représentants de l’espèce dont la taille peut atteindre de telles proportions. Nous pensions donc qu’un  – ou plusieurs  – spécimens ont été introduits dans notre pays et mis en mesure de s’accoupler avec des congénères d’ici. Il faut croire que cela aura été fait en secret. Aucun zoo n’a pu nous fournir le moindre renseignement sur un programme de ce genre et l’illégalité même d’une telle entreprise nous convainc que personne ne viendra s’en accuser volontairement.

— Ce que nous attendons de vous, monsieur, reprit un membre du groupe, c’est le maximum de renseignements. Tout et rien. La moindre parcelle d’information susceptible de nous en apprendre plus sur ces créatures. C’est que nous n’avons pas encore été en mesure d’en capturer un seul vivant et vous êtes la seule personne qui soit entrée plusieurs fois en contact avec les rats sans en mourir. Nous ignorons tout de leur comportement, l’endroit où ils se réfugient après une attaque, les raisons pour lesquelles il se trouve que, parfois, ils n’attaquent pas, la cause même de leur appétit de chair humaine. Le plus petit détail que vous risquez d’avoir observé pourrait se révéler de la plus grande importance pour nous.

Harris leur parla donc de ses rencontres avec les rats ; de Keogh qui fut l’une de leurs premières victimes, de la façon dont ils l’avaient poursuivi le long du canal, grimpant sur un mur de deux mètres avant de le laisser s’échapper ; de son aventure avec Ferris, le petit employé de Dératiz, comment ils avaient aperçu les rongeurs nageant en formation, comment l’un d’entre eux s’était arrêté sur la berge opposée pour le scruter avant de disparaître dans un trou.

— L’avez-vous effrayé ? Est-ce pour cela qu’il s’est enfui ? lui demanda-t-on.

— Non. Non. Ce ne fut pas la peur. Il a levé la tête comme s’il avait entendu quelque chose, presque comme si on l’avait appelé. Mais je n’ai rien entendu.

L’un des chercheurs prit la parole.

— Il n’y a rien là de surprenant : comme beaucoup de mammifères  – et d’autres espèces animales  – ils sont dotés d’une ouïe très fine. Les rats sont capables de retrouver leurs petits dans un champ de blé grâce au sifflement suraigu qu’ils émettent. Ma firme est d’ailleurs à la recherche d’un procédé qui permettrait de faire sortir les rats d’un immeuble en faisant appel à des émetteurs d’ultra-sons. Nous en sommes encore aux préliminaires, mais l’efficacité semble d’ores et déjà bien établie.

— Peut-être était-ce bien le cas des ultrasons. En tout cas, la manière dont ils vous observent, vous dévisagent, est bel et bien surprenante, elle. Ca m’est arrivé plusieurs fois, presque comme s’ils lisaient dans la pensée. Très, très étrange.

Il poursuivit alors son récit, leur livrant l’attaque de l’école dans ses moindres détails. Quand il eut terminé le silence s’installa autour de la table.

— Désolé de ne pouvoir vous être plus utile, finit-il par prononcer, avec le vague sentiment d’oublier quelque chose, mais quoi ?

— Au contraire, au contraire ! — Foskins était tout sourire. — Vous nous êtes parfaitement utile ! Maintenant, si vous voulez bien nous donner le temps de digérer toutes vos informations...

Le jeune chercheur que Foskins avait fait rougir au début de l’entretien bondit soudain sur ses pieds en gesticulant.

— Il faut les infecter ! Oui ! Les contaminer !

Tous les yeux se braquèrent sur lui.

— Comment cela ? demanda Foskins, sceptique.

— On injecte un virus à des animaux  – des chats, des chiens, pourquoi pas des rats bruns ? — Quelque chose de terriblement infectieux, mortel pour les rats. Nos biochimistes n’auront aucun mal à trouver ça. Puis on lâche les animaux en certains points que M. Harris devrait pouvoir nous indiquer  – près du canal, par exemple. Bon. Ces animaux sont attaqués par les rats noirs qui sont infectés à leur tour. Ils répandent la maladie parmi leurs congénères, ils se détruisent eux-mêmes.

Le silence se rétablit pour quelques instants.

— Il y a des risques d’infection. D’épidémie, suggéra quelqu’un.

— Pas si l’on choisit le bon virus.

— Ca risquerait de tuer aussi tous les animaux de Londres et des environs.

— Le jeu en vaut la chandelle, non ?

Nouveau silence.

Puis Foskins dit :

— Ma foi, ça pourrait marcher.

Le jeune chercheur rayonna. Un sourire de gratitude envahit ses traits.

— C’est vrai ! — L’un des savants se pencha en avant. — Ils sont trop futés pour manger les appâts empoisonnés, à moins qu’ils ne soient immunisés. Mais si nous pouvons leur coller une maladie...

— Pas avec des rats, en tout cas, reprit un autre. — L’idée commençait à faire son chemin. — Le risque serait trop grand avec d’autres rats. Les réactions de cet animal sont par trop imprévisibles.

— D’accord. Alors, des chiens, des chiots si vous préférez pour faciliter la tâche des rats.

L’idée de fournir des chiots aux horribles rongeurs révolta Harris.

— Pourquoi ne pas se contenter d’inoculer de la viande crue ? suggéra-t-il.

— Non, nous avons besoin d’un virus qui se développe sur les êtres vivants.

— Et comment choisirons-nous le virus ? Nous ne disposons d’aucun rat géant captif. Comment saurons-nous si le virus est mortel ? demanda Foskins.

— J’ai déjà ma petite idée là-dessus, rétorqua un biochimiste. Les tests pourront être conduits sur le rat noir normal et extrapolés à son congénère plus gros, du moins on peut l’espérer.

La discussion se poursuivit, parfois passionnée. Les solutions se faisaient jour. Harris se sentait assez flatté d’être ainsi jeté au centre même des opérations mais son esprit continuait de le torturer pour un détail oublié.

— Eh bien, c’est parfait. — Foskins mettait ainsi un point final à la discussion. — Nous ne devrions pas attendre la découverte du virus adéquat plus de quelques jours. J’entends cependant qu’il fasse l’objet de tests approfondis  – je n’ai pas besoin d’insister sur ce point  – et nous devrions par conséquent être en mesure de passer à l’action vers le milieu de la semaine prochaine. Entre-temps, M. Harris et moi-même, aidés d’un responsable de la municipalité, sélectionnerons les lieux adaptés à une intervention. M. Harris a grandi dans ce quartier et j’en déduis donc qu’il est à même de juger des endroits les plus susceptibles d’abriter des rats. Que tout le monde poursuive de front les autres activités  – poisons, gaz et le reste. Nous nous réunirons chaque matin à huit heures trente pour faire le point de la situation. Des questions ? Non ? Parfait. Au travail, donc. Il se tourna vers Harris et lui proposa, à voix basse : — Je vous offre un verre ?

Traversant la rue en sortant de la mairie, ils entrèrent dans un pub qui venait d’ouvrir ses portes. Clignant des yeux dans la demi-obscurité du lieu, Foskins porta la main à son portefeuille et demanda :

— Qu’est-ce que vous prenez ?

— Une bière.

— Une pinte et un gin-Tonic, s’il vous plaît.

Ils trouvèrent un coin tranquille et s’y affalèrent dans des fauteuils recouverts de skaï.

— Chin-chin ! dit Foskins.

— Santé, répliqua Harris.

Ils burent un moment en silence.

— Je suis surpris, finit par dire Harris.

— De quoi ?

— De vous voir à la tête de tout ça.

— Ah, oui. Comme je vous l’ai expliqué au téléphone, l’opinion réclamait une tête. J’étais un choix logique. — Un mince sourire étira ses lèvres, tandis qu’il étudiait le rebord de son verre. — Il faut toujours un bouc émissaire...c’est comme ça, voilà tout. — Il haussa rapidement les épaules pour chasser ces pensées mélancoliques et sourit au jeune professeur. — Mais je connais trop bien mon métier pour qu’ils puissent se passer de moi et ils, vous savez ce fameux « ils » anonyme  – le savent. Ma seule erreur, voyez-vous, a été de sous-estimer l’ennemi. Une faute grave, je vous l’accorde. Et qui eut les pires conséquences, j’en conviens. Mais, vu les circonstances, l’erreur était naturelle, vous en conviendrez à votre tour. Ce n’est pas le genre de choses qui se passent tous les jours, n’est-ce pas ?

— Probablement pas.

Harris but une longue gorgée, sentant le regard de Foskins sur lui.

— Vous-même ne m’avez guère épargné, lors de notre dernière rencontre, dit Foskins.

Et Harris entrevit soudain le pourquoi de sa participation à l’opération. Il n’était pas si nécessaire que ça, à ses propres yeux, les renseignements qu’il avait apportés ne servaient pas à grand-chose. Foskins avait été maltraité par le public. Maltraité et mésestimé. On avait demandé sa tête et, du moins en surface, on l’avait obtenue. Lui-même, Harris, l’avait méprisé. D’une façon symbolique, il représentait donc l’opinion, le public tout entier. Il était le point de contact de Foskins avec les gens qui l’avaient tourné en ridicule. Et il s’apprêtait à leur prouver qu’ils s’étaient trompés. A leur montrer qu’il restait le patron et qu’il était très, très compétent.

« Compte là-dessus et bois de l’eau ! » songea Harris.

— Eh bien, on dirait que nous avons fait un grand pas en avant, aujourd’hui. — Foskins se rencogna dans son fauteuil, un large sourire aux lèvres. — Je ne comprends pas pourquoi nous n’y avons pas pensé avant. Encore un verre ?

— Permettez-moi, dit Harris, vidant son verre et se levant. La même chose ?

Quand il revint avec les consommations, l’autre était plongé dans ses pensées. Foskins leva les yeux sur lui et le dévisagea presque comme un étranger.

— Merci, dit-il. Oui, je crois que nous en sommes sortis, aujourd’hui. Les choses seront bientôt revenues à la normale. Vous retrouverez votre école et moi mon poste. Pas ouvertement, bien sûr, à moins que je ne sois nommé dans un autre service. Rien de déshonorant, en tout cas. — Il avala une gorgée de gin. — Dites-moi, pourquoi exercez-vous dans l’East End ? Il y a des tas d’endroits plus agréables, non ?

— C’est mon quartier.

— Ah bon, alors vous demeurez toujours par ici ?

— Non, j’ai un appartement près de King’s Cross.

— Marié ? Oui, sûrement.

— Non, pas vraiment.

— Je vois. Moi, je l’étais.

Foskins but une longue gorgée, laissant son esprit partir de nouveau à la dérive. Harris commençait à s’agacer de la tournure mélancolique qui semblait décidément devoir être celle de la conversation.

— Vous croyez qu’ils trouveront le bon virus à temps ? demanda-t-il pour changer de sujet.

— Oh, oui ! Pas de problème. Ces types trouveraient le moyen de coller les oreillons à une sauterelle ! C’est le temps qui compte par-dessus tout. Vous connaissez la vitesse de reproduction de ces fichus rats ? Cinq à huit fois par an. Et leurs petits sont eux-mêmes en état de se reproduire après trois mois ! Vous êtes professeur, vous n’avez qu’à faire le calcul : si nous ne les arrêtons pas très vite ces sales bêtes envahiront la ville entière. Un autre verre ?

— Non, il faut que j’y aille, dit Harris. On m’attend.

— Bien sûr, bien sûr, je comprends. — La mélancolie le reprenait. Mais il ajouta, de nouveau tout sourire : - bon, eh bien, je vous vois demain, en pleine forme, hein ?

— Vous voulez vraiment que je vienne ?

— Mais oui, bien sûr. Vous êtes dans le coup maintenant, mon vieux. Ne vous en faites pas pour vos grands chefs. Je vais arranger ça avec eux. Pour tout vous dire, c’est déjà fait. Vraiment, vous n’en prenez pas un autre ? D’accord. A demain, alors.

Harris quitta le pub avec soulagement. Il ne savait pas très bien en quoi Foskins lui était antipathique, peut-être ces sautes d’humeur perpétuelles. Tantôt ouvert, intelligent, chaleureux, efficace ; l’instant suivant, un air de chien battu ; c’était la seule expression à laquelle il pouvait penser pour définir l’attitude du haut fonctionnaire. Il était impatient de retrouver Judy.

Foskins était perdu dans la contemplation de son verre. « Je ne devrais pas rester ici trop longtemps », songeait-il. A supposer qu’un des membres de son équipe s’amène et le trouve ici occupé à boire tout seul, ça ne ferait pas trop bon effet  – surtout en ce moment.

Il se posait des questions sur le jeune enseignant. Il vivait probablement avec une femme  – n’avait pas l’air homosexuel. Sûr de lui, indépendant. Jeune. Sa participation ne serait pas inutile. Pas indispensable, bien sûr, mais pas inutile  – ça lui apprendrait au moins à quel point il était difficile d’organiser quelque chose de ce genre. Une expérience salutaire  – si seulement un plus grand nombre de gens pouvaient se faire une idée des difficultés de ces entreprises, ils ne seraient peut-être plus aussi prompts à réclamer des têtes à la première crise. « Je leur montrerai que je ne suis pas déjà bon pour la retraite. »

Il commanda un verre  – le dernier en vitesse, se dit-il, et regagna son siège.

« C’est drôle, la façon dont tout se passe toujours, songea-t-il. Ce combat perpétuel pour s’affirmer auprès des autres, leur montrer sa valeur. Il y a des gens à qui tout semble donné  – ils sont nés comme ça. D’autres doivent travailler jour et nuit pour parvenir au même résultat. »— Il était de cette seconde catégorie. Un « bûcheur ». Mais avec l’obligation, bien sûr, de toujours cacher cette particularité, de jouer le brio, la facilité. Avec la complicité de sa femme, c’eût été facile.

Mais non, elle lui en voulut toujours de ces nuits blanches à gratter du papier. Elle le trompa. Elle finit par le ridiculiser en public et, comble d’horreur, alors qu’il se décidait à divorcer pour mettre fin au scandale, aux rumeurs, aux ragots, elle trouva encore le moyen de partir la première, avec un employé des P. et T !

« Bah ! Encore un verre et je rentre... »

 

Chaque matin à huit heures trente, Harris se présentait à la mairie. Avec Foskins et quelques employés de la municipalité, il établit une liste de dix points plus susceptibles d’avoir été infestés par les rats. A la fin de la semaine, les biochimistes avaient arrêté leur choix sur un virus.

L’admiration du professeur pour leur rapidité les fit rire.

— Bah, ce n’était pas un gros travail, le virus, nous l’avons depuis des années. Un petit legs des Allemands. Vous savez, la guerre bactériologique, ça existe. Non, le difficile, ça a été de trouver l’antidote : à l’origine, ce virus était destiné à détruire tout notre bétail. Avant de l’utiliser, il nous a donc fallu mettre au point le vaccin qui mettra le bétail anglais à l’abri d’une telle catastrophe. Voilà qui est fait  – nous avons même deux vaccins, au cas  – absolument improbable  – où nous aurions le moindre problème avec le premier.

Foskins les félicita pour cet excellent travail et on décida du calendrier de mise en œuvre du plan d’action.

— Parfait, messieurs, conclut le sous-secrétaire d’Etat. Mardi matin, à six heures, nous lâcherons les premiers chiots inoculés. L’opération se poursuivra pendant toute la matinée, jusqu’à ce que les neuf autres emplacements choisis aient été visités et garnis de nos malheureux animaux. Des questions ?

— Oui, dit Harris en levant la main. — Il la rabaissa précipitamment quand il se rendit compte qu’un réflexe professionnel inversé l’avait fait imiter ses élèves. — Que se passera-t-il si, au moment de lâcher les chiots, nous sommes attaqués par des rats ?

— Tout le monde sera revêtu d’une combinaison protectrice. C’est devenu la règle pour toute opération de ce genre. Vous les trouverez inconfortables mais efficaces. — Foskins jeta un coup d’œil circulaire. — D’autres questions ?

— Oui, dit encore Harris.

— Dites.

— Et si ça ne marche pas ?

— Si quoi ne marche pas ?

— L’idée.

— Dieu seul pourrait répondre à votre question, Harris. Et, si ça ne marche pas, c’est de lui que nous aurons besoin !

Le canal s’enveloppait de brume dans l’aube grise. Les eaux sales s’agitaient de temps à autre sous l’effet du vent et envoyaient des vaguelettes mourir contre les berges de pierre de la rivière artificielle.

Un bref aboiement troua le silence. Cinq hommes s’avancèrent le long de la rive, leurs silhouettes évoquant des visiteurs d’une autre planète. Un lourd tissu, semblable à du plastique, les couvrait de la tête aux pieds et ils portaient en outre de lourds casques à large visière de verre. Deux d’entre eux portaient un gros panier. Le couvercle en sautait de temps à autre, comme si les occupants avaient cherché à se libérer. L’un des hommes désigna un point de la berge et les autres y déposèrent le panier.

— Ca devrait aller, dit Harris, tout en sueur à l’intérieur de la lourde combinaison.

Il souleva la visière de son casque pour que les autres puissent l’entendre plus clairement.

— C’est ici que nous avions aperçu les rats, la dernière fois. ils nageaient dans le canal. Puis ils ont grimpé sur la berge et ont disparu par le trou que vous voyez là-bas.

Il indiquait du doigt l’autre rive.

On ouvrit le panier et l’on en sortit trois petits chiens. Harris caressa l’un d’eux avec tendresse. Pauvre petit corniaud, songeait-il.

Le jeune chercheur, dont Harris avait appris, après la première réunion, que le nom était Stephen Howard, releva la visière de son casque et s’épongea le front de sa main gantée.

— Bon ! On va en enchaîner deux et laisser le troisième se balader. De cette façon, les rats leur tomberont forcément dessus.

Harris les regarda planter un piquet de métal dans le sol durci du sentier qui longeait le canal boueux et y enchaîner deux chiots.

— Allez, petit père, va-t’en !

Il déposa le troisième chiot, qu’il avait pris dans ses bras, et le poussa doucement, mais le petit animal se pressa contre sa main, avec force coups de langue et l’œil implorant.

— Courage, petit père, c’est pour la patrie !

Le chiot s’accroupit et le regarda.

— Bon Dieu, marmonna Harris, c’est plus dur que je ne croyais.

Howard plongea la main dans le panier et en sortit de la viande crue.

— Ca devrait l’attirer. En principe c’était pour appâter les rats, mais ces pauvres bestioles ont bien droit à un dernier repas. Je vais l’attirer jusqu’au pont et je le laisserai là-bas avec de quoi festoyer. Par ici, petit ! Viens, allez, viens ! — Il plaça un lambeau de viande sous le museau du chien et le retira au moment même où claquaient les petites mâchoires avides. — Par ici !

— N’allez pas trop loin ! hurla Harris en voyant la silhouette étrange disparaître sous le pont.

Les autres entreprirent de répandre des morceaux de viande crue alentour des deux autres chiots, non sans leur en donner quelques morceaux pour qu’ils se tiennent tranquilles.

Un bruit de course leur fit à tous lever la tête. Howard revenait vers eux en agitant les bras. Ils mirent un certain temps à comprendre son agitation, jusqu’a ce qu’il eut montré du pouce le pont dans son dos. Ils comprirent alors pourquoi il s’en éloignait à la hâte.

Dans la demi-obscurité qui régnait sous le pont, ils aperçurent des formes noires qui s’agitaient autour du chiot. Harris fit mine de s’élancer mais une main vint se poser sur son épaule pour l’en empêcher. Il acquiesça d’un hochement de tête : qu’importait le chiot si des milliers de vies pouvaient être sauvées par son seul sacrifice ? Ce n’en constituait pas moins une mort affreuse pour la pauvre bestiole.

Soudain, il vit les formes noires se précipiter à la poursuite du chercheur titubant dans sa combinaison incommode. Le premier poursuivant eut tôt fait de rejoindre le faux extraterrestre et de lui sauter aux jambes. Il s’accrocha au matériau dont la combinaison était faite sans parvenir à y planter ses dents. Howard continuait de courir, traînant après soi la tenace créature.

— Votre visière ! hurla Harris. Fermez votre visière !

Howard l’entendit et rabattit d’un geste le verre protecteur. Quand un autre rat lui sauta aux jambes, il trébucha mais parvint à garder l’équilibre. Les autres hommes contemplèrent avec horreur le troisième rat qui lui escalada le dos et s’attaqua à son casque. Il tomba lourdement, une main battant l’eau du canal. Il se leva sur les genoux. Il grouillait de rats, maintenant. Il cherchait vainement à s’en débarrasser ; ils restaient attachés à lui comme des sangsues géantes.

Harris vit alors ce qu’il craignait le plus : une déchirure fit son apparition dans l’épais tissu de la combinaison. Il courut à la rencontre de Howard, les trois autres hommes sur les talons. Quand il atteignit la hauteur du jeune chercheur, il entreprit d’arracher les rats qui s’attachaient à lui, en proie à une véritable frénésie qui semblait les rendre insensibles aux coups qu’on leur portait. Harris en jeta deux dans le canal à coup de pied, souhaitant qu’ils fussent suffisamment étourdis pour se noyer. Sans se préoccuper des créatures qui s’accrochaient encore à lui, il hissa Howard sur pieds et l’entraîna le long de la berge.

Chaque homme se battait désormais pour sa propre vie, les rats arrivant toujours plus nombreux. Ils se dirigèrent en titubant vers la brèche dans le mur, seule voie de salut, seul moyen d’échapper au piège mortel du canal. Un léger répit leur fut accordé quand ils parvinrent à la hauteur des deux chiots et des morceaux de viande qu’ils avaient répandus sur le sol : les rats affamés se jetèrent gloutonnement sur ces proies plus faciles.

— Aux véhicules ! — Harris entendit cet appel étouffé. — Nous avons du gaz dans les camionnettes !

Ils poursuivirent leur chemin, avec moins de difficulté maintenant que la plupart des rats s’étaient jetés sur les appâts. S’aidant les uns les autres, ils atteignirent la brèche et la franchirent. Aussitôt, les derniers rats qui s’accrochaient à leurs vêtements se laissèrent tomber sur le sol, comme s’ils sentaient le danger qu’il y avait pour eux à s’éloigner de la zone du canal. Harris en saisit un avant qu’il puisse s’échapper, surmontant la répulsion que lui causait les soubresauts de l’ignoble créature. D’une main, il lui serrait le cou, de l’autre les pattes arrière et il tenait le tout à bout de bras.

— Et voilà votre spécimen vivant ! cria-t-il tout en s’efforçant de maintenir sa prise.

— Bravo ! hurla Howard qui se précipita vers le professeur pour l’aider.

La force du rat géant était immense, et il se débattait comme un beau diable entre leurs mains. Les deux hommes serraient les dents et tenaient bon. Les autres rats, ceux qui avaient fait mine de s’enfuir, firent abruptement demi-tour et, franchissant la brèche, attaquèrent les deux hommes.

Les trois autres cherchèrent à repousser les rats à coups de pied et de poing mais ils comprirent vite qu’ils n’y arriveraient pas sans renfort. Leurs compagnons restés dans les camionnettes mirent alors les moteurs en marche et vinrent s’arrêter, dans un grand crissement de freins, au niveau de la mêlée. Les portes arrière des fourgonnettes s’ouvrirent et, tout en luttant, les hommes entreprirent d’y grimper. Les rats s’accrochaient à leur combinaison ou sautaient à l’intérieur des deux véhicules. Malgré son casque, Harris trouva le bruit assourdissant aboiement furieux des chiens, cri suraigu des rongeurs, hurlement et cris des hommes. Il vit que le chauffeur du véhicule dans lequel il avait sauté ne portait ni casque ni gants. Il lui cria de couvrir sa tête et ses mains mais son cri se perdit dans le tumulte. Dans la première fourgonnette, deux hommes s’affairaient autour des bouteilles de gaz, repoussant à coups de pied les rats qui bondissaient à l’intérieur. Howard et Harris maintenaient leur captif, maîtrisant la douleur que leur causaient ses morsures qui, sans pénétrer le tissu, les pinçaient cruellement. La fourgonnette démarra, les rats continuaient de chercher à y pénétrer en sautant par les portes ouvertes. Les portes furent refermées à la volée, bloquées dans leur course par le corps d’un rat qu’un vigoureux coup de pied renvoya valser sur la route.

Le gaz d’une bouteille ouverte commença à faire son effet sur les rats restés à l’intérieur et qui s’acharnaient à attaquer.

— Pas celui-ci ! enjoignit Howard. Il nous le faut vivant. Trouvez quelque chose pour le mettre.

On vida de son contenu une boîte à outils métallique, et ils fourrèrent sans ménagement le rat à l’intérieur. On ferma le couvercle. La fourgonnette fit un écart soudain et tous les passagers tournèrent les yeux vers le chauffeur. Un rat avait planté ses crocs dans une de ses mains qu’il secouait désespérément. On dirigea un jet de gaz sur le rat qui ne tarda pas à tomber sur le sol, au pied du chauffeur dont le bras pendait maintenant, comme paralysé. Grognant de douleur, il continuait de conduire, en se servant de son seul bras droit. Le gaz eût tôt fait de tuer les quelques rats qui restaient.

— Doucement, sur le gaz ! lança Howard. Il ne s’agit pas de tuer les chiens aussi !

Quand le dernier rat eut titubé comme un ivrogne avant de se raidir et de mourir, les hommes retirèrent leur casque protecteur et tournèrent leur regard vers le chauffeur qu’ils savaient condamné.

Le second fourgon n’est pas loin, annonça Howard après s’en être assuré d’un coup d’œil par la lunette arrière. Nous sommes assez loin, maintenant, lança-t-il à l’adresse du conducteur. Garez-vous que nous puissions nous occuper de votre blessure.

Il échangea un regard avec Harris, secouant la tête d’un air désabusé.

La fourgonnette se rangea le long d’un trottoir. L’autre l’y rejoignit bientôt. Les portes s’ouvrirent, et les hommes en descendirent lourdement, heureux de pouvoir respirer l’air frais du matin après les relents âcres du gaz. Harris avait mal au cœur et la tête lui tournait légèrement, il s’appuya contre la fourgonnette.

— En trop grande quantité, ce gaz est mortel pour l’homme, lui dit Howard. Surtout dans un espace confiné comme ça. Heureusement que nous portions des casques. Le chauffeur vient de tourner de l’œil, je crois que c’est plutôt l’effet des gaz que celui de sa blessure. Et pourtant il était près d’une fenêtre ouverte, lui.

— Est-ce qu’il se sait condamné ? demanda Harris, l’esprit encore brumeux.

— Tout le monde est au courant désormais, Harris. C’est de sa faute, il aurait dû se protéger.

— Ouais... D’ailleurs, il n’est peut-être pas le seul...

Harris indiquait du doigt la déchirure dans la combinaison de Howard.

Le chercheur pâlit et porta sa main au trou.

— Je ne crois pas avoir été mordu, dit-il, mais je suis meurtri et couvert de bleus. Bon sang !

Il se battait avec la fermeture Eclair de son costume gris et finit par la faire coulisser. A son grand soulagement, il découvrit ses sous-vêtements intacts. Avec un profond soupir il vint à son tour s’adosser à la fourgonnette.

Quelques instants plus tard, il reprit la parole.

— On va emmener ce malheureux à l’hôpital. Ça ne lui servira pas à grand-chose, mais enfin. Et puis reprenons notre travail. Seulement je vais téléphoner à Foskins pour qu’il nous envoie une protection efficace. Non mais, vous vous rendez compte ? Nous n’avons fait que le dixième du travail, pour le moment ! J’espère que vous nous avez choisi quelques coins moins dangereux, Harris !

Harris lui adressa un mince sourire.

— Vous croyez qu’il existe un seul endroit moins dangereux, par ici ?

 

Ils furent encore attaqués par trois fois, au cours de cette journée. Quand Harris rentra chez lui ce soir-là, il était totalement épuisé, physiquement et moralement. Les activités terribles de la journée avaient mis son système nerveux à rude épreuve. Il se laissa tomber dans un fauteuil et fit à Judy le récit des événements de la journée.

— C’est probablement l’épisode du canal qui a été le pire  – surtout la blessure du chauffeur  – ça nous a secoués et après, on a été un peu plus prudent. De là, nous nous sommes rendus dans les docks  – je n’avais jamais vu les rues aussi désertes  – nous avons jeté les appâts et nous nous sommes tirés en vitesse.

Il évitait soigneusement de parler des chiots car il connaissait l’amour de Judy pour les animaux.

— Mais à un moment, nous avons arrêté les fourgonnettes à l’entrée d’un chemin conduisant à la Tamise et nous sommes allés porter les appâts à pied jusque sur la berge. Quand nous sommes revenus sur nos pas ces saletés nous barraient le passage. Ils sortaient d’un soupirail, il y en avait des centaines. On n’a pas perdu de temps ! Howard s’est précipité, toute l’équipe sur les talons ; nous nous sommes frayés un chemin à coups de pied. Heureusement que nous avions les combinaisons ! On s’est jeté dans les fourgonnettes et on a démarré vite fait.

« C’est bizarre, mais pendant que nous étions à la mairie occupés à dresser des plans ou à entendre des rapports  – et même le mien, à moi qui avais pourtant l’expérience directe de ces sales bêtes  – nous ne nous sommes jamais rendus compte de la gravité réelle de la situation. Il aura fallu ce qui s’est passé aujourd’hui pour nous ouvrir les yeux. Ce matin, les rues étaient pratiquement désertes et, plus tard, les gens ne s’y déplaçaient qu’en groupe ou en auto. »

« De toute façon nous avons alors reçu l’escorte promise par Foskins. Il avait fait appel à l’armée. Deux camions de bidasses équipés de canons à eau, de lance-flammes, de gaz, tout le bataclan. Ca nous a un peu regonflés bien sûr. »

— C’est par là qu’il aurait fallu commencer, interrompit Judy, furieuse non contre lui mais contre Foskins, le responsable.

— Je sais, dit Harris, mais c’est ce qui a été fait tout du long. On les a sous-estimés. Malgré les évènements, nous n’avons jamais réussi à les considérer comme autre chose que des animaux nuisibles  – pas comme l’effrayante puissance qu’ils ont l’air de devenir. Même après le massacre du métro et l’attaque de l’école, nous ne nous attendions pas à en rencontrer autant en un seul jour. Je sais bien que j’avais moi-même choisi les endroits les plus susceptibles de leur servir de repaire  – il le fallait bien si notre mission devait servir à quelque chose  – mais je n’aurais moi-même jamais cru que nous serions attaqués si souvent. Je te le dis, si ça rate, il faudra raser tout le quartier.

Judy frissonna.

Et si c’était trop tard ? Tu dis toi-même qu’ils se reproduisent à toute vitesse. S’ils se répandaient dans tout Londres ?

Harris garda quelques instants le silence puis :

— Adieu Londres, finit-il par prononcer.

— Oh, chéri, partons maintenant. Tu as fait tout ce que tu pouvais, tu les as aidés autant qu’il était possible. Tu es le premier à dire qu’ils n’ont pas vraiment besoin de toi, que Foskins se fait plaisir. Laisse-les se débrouiller. Partons avant que cela n’empire.

— Voyons, Judy, tu sais bien que c’est impossible, où irions-nous ?

— Chez tante Hazel pour commencer. Tu pourrais te faire muter ; et moi je travaillerais dans une boutique. Toutes les écoles sont surchargées d’enfants évacués et n’arrêtent pas de demander des professeurs.

— Non, mon petit. Je ne peux pas partir maintenant. Tu sais, pendant la journée, avec ces ridicules tenues d’extra-terrestres, escortés de trouffions armés jusqu’aux dents, j’ai fait le guide ; je les ai tous emmenés dans les endroits que je connaissais, que je connaissais bien, qui avaient fait partie de ma vie  – et j’ai compris qu’il faudrait que j’aille jusqu’au bout. Je sais bien que ça peut paraître idiot, mais c’est chez moi, c’est mon coin, mon territoire. Les types qui m’accompagnaient étaient des étrangers. Pour Foskins et son ministère c’est comme un autre pays. Oh, je ne dis pas que j’aime cet endroit, que je l’ai dans le sang. Rien d’aussi bête que ça. Mais je ne peux m’empêcher de me sentir un peu responsable  – comme si ma maison natale tombait en ruine. Tu comprends ?

— Je comprends, oui. — Judy lui sourit. Elle lui prit la main. — Grand naïf.

Il haussa les épaules et sourit comme pour lui-même.

— Il y a eu d’autres incidents, aujourd’hui ? lui demanda-t-elle.

— Oui. Dans une cour d’école nous en avons aperçu tout un tas en train d’attaquer un chien. Alors nous sommes passés au milieu d’eux sans nous arrêter et en balançant les appâts par la fenêtre. — Il revoyait cette scène affreuse, ses compagnons jetant les chiots directement au milieu des rats, un acte auquel il n’avait pu lui-même se résoudre. — Plus tard, nous sommes allés dans les restes d’une église bombardée et nous y avons découvert le squelette de deux personnes. Qui était-ce et depuis combien de temps étaient-ils là, nous n’avons pas pu réussir à le déterminer. Ils étaient trop propres pour être là depuis très longtemps et il n’y avait pas la moindre trace de vêtement. Le plus bizarre c’est qu’ils étaient étroitement enlacés comme des amants. Nous avons commencé à décharger les appâts quand nous avons entendu un hurlement. C’était un membre de l’équipe qui courait en tous sens comme un fou, un rat accroché après la nuque. Heureusement sa combinaison l’a protégé efficacement, mais sa terreur a été contagieuse. Nous nous sommes tous précipités vers la sortie. Deux d’entre nous se sont portés au secours de celui qui avait été attaqué mais ils se sont vite retrouvés en aussi mauvaise posture que lui. Tous ces rats sortaient d’un trou sur lequel on a dirigé un canon à eau pendant que les soldats débarrassaient les trois types de leurs attaquants à coups de baïonnettes. Si on avait écouté l’officier on aurait rempli tout ça de gaz mais Howard s’y est opposé. Il fallait que les rats vivent si nous voulions qu’ils répandent le virus.

« Après ça on a eu moins d’ennuis. Nous avons continué d’en rencontrer mais nous nous sommes montrés plus prudents. La leçon nous avait servi, nous nous sommes éloignés des fourgons le moins possible, prêts à sauter dedans à la première alerte. On ne peut pas dire que nous nous soyons montrés très braves, nous étions trop conscients des conséquences. »

— Je n’ai que faire d’un héros mort, dit Judy.

— Tu peux compter sur moi.

— Et maintenant ?

— Il ne reste plus qu’à attendre. Attendre de voir si le virus est efficace et, s’il l’est, il devrait se répandre assez vite. D’après eux, nous devrions être fixés d’ici une quinzaine de jours.

— Et si ça ne marchait pas ?

— Ma foi, ça dépasserait largement le cadre de l’East End. Rien n’empêcherait plus les rats d’envahir l’ensemble de Londres. Si c’est ce qui se passe, j’aimerais mieux être ailleurs.

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